L'Indic
Propos recueillis par S. Silamo
Au coeur de la tradition américaine, bien amarré
à sa guitare Weissenborn, Ben Harper continue avec obstination d'ignorer
les vents changeants des modes et des engouements. Plus proche de Michael Ivy (Dc
Basehead) que de John Lee Hooker, il chante l'hymne à l'amour dans un souffle
messianique. Et comme un guérisseur à l'inspiration magique, il applique quelques accords rédempteurs sur des chansons intemporelles.
L'Indic : Est-ce que tu n'en as pas assez de ton image
de Saint ?
Ben Harper : Je ne fais que chanter la paix. Ce n'est pas
que je ne suis pas comme on le dit, spirituel tout ça, mais il y a beaucoup
de gens qui voudraient que je sois Jésus. Ils me prennent pour un saint et
je ne le mérite pas. Je fais vraiment un effort pour vivre en accord avec
mes paroles. Ce qui ne veut pas dire que je suis exactement comme dans mes chansons.
J'ai une femme et un enfant, j'ai eu des copines, j'ai brisé des coeurs et
j'en ai réjoui d'autres. Mais j'aspire à être le mieux possible.
C'est facile d'être un gangster rappeur comme Snoop Doggy Dog qui a assassiné
un mec - lui ou son garde du corps - et qui dit ensuite que ce n'est pas ce qu'il
faut faire. C'est bien plus difficile d'aller dans l'autre sens et d'essayer d'être
un mec bien parce que tout le monde va chercher la faille sous l'image. J'essaie
de maintenir ces idées en code de vie, de garder ma ligne de pensée
et d'action plutôt que d'être un bandit qui se repentit ensuite. C'est
bien plus simple d'aller du mauvais vers le bon. Mais les gens pensent que j'écris
mes morceaux en méditant dans le désert. Je suis désolé
mais je les écris dans le bus. Je n'ai plus vraiment le temps d'aller dans
le désert. Ce qui ne veut pas dire que je ne l'ai pas fait quand j'étais
jeune, vers 18 ans. Mais je suis assez détaché pour reussir à
prendre le temps de me retirer pour chercher en moi-même mon propre désert
et écrire des chansons spirituelles en voyageant avec douze autres personnes
les unes sur les autres. Je suis comme tout le monde, un animal social.
L'Indic : Pourquoi le groupe qui t'accompagne s'appelle-t-il
"The Innocent Criminals" ?
Ben Harper : The Innocent Criminals est le nom de ma société
d'édition. Aux Etats-Unis, bien qu'au tribunal tu sois toujours innocent
avant d'être coupable, généralement, si tu es noir, tu n'es pas
forcément coupable mais tu es certainement un criminel innocent. Tu es suspect.
La société américaine est fantastique, aventurière et
en même temps puritaine. The Innocent Criminals n'est pas un groupe de fouteurs
de merde qui dit «Fuck the police». Nous n'avons pas cette approche-là.
On préfère dire comme dans Like a King: "Like the days strung
up from the tree, the LAPD." (Ndlr : Los Angeles Police Department). The Innocent
Criminals n'est pas un groupe en mutation permanente mais depuis quatre ans, il
y a eu quelques changements de musiciens. Comme dans la vie. Depuis peu de temps,
il y a un nouveau bassiste (Ndlr:
Juan Nelson atteint d'une tumeur à l'estomac
a éte remplacé in extremis pour la tournée).
L'Indic : Quelle est la part de ta culture métisse,
lituanienne, black et cherokee dans ta musique ?
Ben Harper : Je ne sais pas ce qui est black ou indien
en moi mais ces différentes cultures sont en moi. Elles m'ont fait tel que
je suis. Ce que je sens dans mon coeur, quelles qu'en soient les racines, donne
un sens à ma vie. Peut-être qu'on entend ce métissage sur quelques
arrangements. II y a des lignes écrites à la guitare qui, si elles
étaient jouées sur leurs instruments originaux, s'identifieraient
immédiatement à une flûte indienne ou à des rythmes africains.
Sur "Like a King", il y a plusieurs rythmes parce que ce morceau est composé
de trois chansons mises bout à bout pour donner une impression de symphonie.
Et tous ces rythmes ont des significations différentes. Ils évoquent
la guérison, la spiritualité ou des choses plus agressives. Mais il
faudrait être musicologue pour les dénicher. Et le plus important,
c'est de sentir les choses avec son coeur, peu importe les origines.
L'Indic : "The Will To live" laisse sous-entendre
que la vie est une lutte.
Ben Harper : Ce n'est pas mon rôle de dire ce que
ce titre signifie. Chacun le comprend comme il veut. Ce n'est absolument pas mon
genre de donner des explications. Je crois que le titre est suffisamment fort pour
que chaque personne y trouve ce qui lui est nécessaire et lui apporte sa
propre signification. Mais la vie peut être une lutte. Particuliérement
pour moi quand j'ai à me battre avec ma conscience. Quelquefois, tu peux
tomber mais tu peux aussi gagner. Je gagne en écrivant de la musique. C'est
presque naturel pour moi, c'est ce qui me donne le plus de confiance en moi. J'ai
commencé à le faire bien avant que les gens ne connaissent mon nom.
Tout le monde a toujours le choix, dans tous les domaines. Pour atteindre le territoire
que tu t'es choisi, il n'y a pas deux chemins possibles, il n'y a pas de chemin
intermédiaire. Et tu dois en choisir un : être célèbre
ou réussir. Je prefére de loin la seconde solution. Si comme moi,
tu choisis de t'accomplir et de travailler dur pour réussir, tu ne seras jamais
célèbre. La différence est énorme : être célèbre
ou avoir du succès. Tu peux être connu sans avoir forcément
du succès. C'est le challenge de ce métier. II y a des gens qui mentent
sur scène et qui ne devraient pas y être. Ils ont juste le désir
d'être connus. Ce n'est pas ma motivation.
L'Indic : Qu'est-ce qui différencie ce dernier album
des deux premiers ?
Ben Harper : Tout le monde parle de quatuor à cordes
mais ce n'est pas particulier à ce nouvel album. J'ai déjà
travaillé avec un quatuor pour la chanson "Power Of The Gospel"
sur l'album précédent "Fight For Your Mind" (1995). Ce n'est
pas difficile de travailler avec des musiciens de formation classique, c'est une
grande joie et un challenge aussi. "The Will To Live" contient la musique
la plus proche de ce que j'entends dans ma tête. J'ai progressé pour
cette raison-là, mais ce n'est pas encore tout à fait ça. Je
suis satisfait du niveau d'accomplissement que j'ai atteint parce que je me sens
plus fort à un certain niveau. Mais je dois faire beaucoup mieux encore et
cela me prendra du temps pour y arriver. Aujourd'hui, je sais mieux comment construire
un son, comment le faire passer de ma cassette au disque. Je sais ce qu'il faut
faire et ce qu'il ne faut pas faire pour obtenir un bon enregistrement. Je suis beaucoup
plus à l'aise en studio et plus confiant dans mes possibilités musicales.
J'ai accumulé beaucoup d'expérience grâce aux tournées
et aux rencontres avec des gens aussi différents que les Fugees ou Pearl
Jam. Ils m'ont montré d'autres manières d'envisager la musique et j'ai
appris à respecter leurs différences. Ils m'ont beaucoup influencé
sur la manière dont j'écris ma musique. Peut-être sont-ils à
l'origine de morceaux plus durs comme "Faded" ou "The Will to Live"
ou plus expérimentaux comme "Homeless Child". Avec le producteur,
J.P. Plunier, on a fait des choses beaucoup plus aventureuses que pour les albums
précédents. Des choses qu'il serait impossible de refaire parce qu'on
ne s'en souvient plus. Pour "Homeless Child", on a tout enregistré
et repassé dans un petit speaker pour avoir un son mono qui rappelle les
vieux 78 tours de blues. Mais à côté de tout ce travail en studio,
je continuerai toujours à écrire des morceaux intemporels dans la
lignée de "Walk away" (extrait du premier album "Welcome to
the cruel World" 1994).
L'Indic : Comment expliques-tu ton succès avec une
musique à contre-courant des modes ?
Ben Harper : Je ne fais pas une musique mais plein de musiques
différentes. II y a une intégrité par rapport au son mais chaque
morceau est différent et il est traité différemment au niveau
de la production. Evidemment, c'est plus prononcé sur le dernier disque que
sur les deux autres parce que j'évolue. Le dernier disque, Plunier l'a produit
tout seul, ce qui m'a permis de prendre un peu plus de recul. Mais le succès
est différent dans chaque pays. En France, il est particulier. C'est un pays
qui a toujours été ouvert à beaucoup de musiques différentes.
Aux Etats-Unis, mon succés est dû aux innombrables tournées
avec des shows sold out. Je fais trois cents dates par an, et les 65 jours qui restent
sont consacrés aux tournages de vidéos et ainsi de suite. C'est comme
ça que je vends mes disques, parce qu'on ne passe jamais à la radio
ni à la télé. Bien moins qu'en France. Mais j'ai une base de
fans authentiques. Maintenant, les médias vont être obligés
de faire attention à moi parce que les chiffres sont là : les disques
vendus, les concerts remplis. Je pense que c'est bien plus sain de réussir
comme ça. Qu'il y ait de la promo ou pas, c'est le bouche-à-oreille
des fans qui me permet de faire ce que je fais.
L'Indic : Jimi Hendrix, Bob Marley et les chanteurs de
Delta blues figurent parmi tes influences principales. N'écoutes-tu donc jamais
de musiques plus actuelles ?
Ben Harper : Si, mais j'ai tellement écouté
ceux que tu viens de citer que leur musique est en moi. Elle m'inspire. Les gens
sont étonnés que je puisse m'en inspirer sans chercher à les
imiter. C'est la raison pour laquelle ils font toutes ces comparaisons. J'aime tout
ce qu'a fait Son House ou Robert Johnson, et Mississippi John Hurt est mon artiste
de blues préféré. Mais je ne joue ni du blues, ni du folk.
Je joue dans un style musical qui m'est propre et on ne peut me mettre aucune étiquette.
Enfin, j'espère parce que je ne peux pas donner de définition à
ma musique. Je n'ai d'ailleurs jamais essayé de le faire, c'est sans intérêt.
J'aime Jimi Hendrix, Led Zeppelin et tous les authentiques joueurs de folk. Je ne
veux pas parler de ceux du circuit des années 60 mais des musiciens du folklore
américain et international, ceux qui jouent de la musique sénégalaise,
afghane, irlandaise ou autres, et la musique de la Louisiane, le country rock et
le hip hop. Si j'écoute peu de rap, ce n'est pas parce que je n'aime pas
la musique d'aujourd'hui. A la base de toute musique, il y a la recherche du plaisir.
J'aime certains disques de hip hop et on peut l'entendre dans ma musique. II faut
juste faire un petit effort ou alors, il faut écouter nos remixes. Par exemple,
"Like a King" n'est pas un sample, c'est de la vraie batterie parce qu'on
a le privilège de jouer avec de vrais musiciens, mais ce même beat
samplé ne laisserait aucun doute. Chez Plunier, il y a quatre milles disques
vinyle et parmi eux, il y a aussi bien Public Enemy, De la Soul, A Tribe Called
Quest que des trucs introuvables de gospel des années 30. Voilà où
ça se situe. On n'essaie pas de tout représenter dans un disque, même
si beaucoup le croient parce que j'écris des morceaux de manière très
éclectique. On n'essaie pas de faire un pot pourri ou une espèce d'encyclopédie
musicale. Alors, chanteurs de blues ou rappeurs, je me sens proche de tous les musiciens
du monde. Malheureusement, je ne connais aucun musicien français. Si je pouvais
rester plus longtemps en France, j'aimerais partir dans le Sud et me relaxer avec
ma famille. Cette région a un feeling particulier pour moi.
L'Indic : Te considéres-tu comme un passeur, entre
blues et hip hop ?
Ben Harper : Les morceaux que je chante me représentent,
à 90%. C'est moi. Quelquefois, il y a d'autres choses qui ne me concernent
pas directement mais qui sont aussi importantes. Parler de la musique, c'est toujours
difficile. C'est pour ça qu'elle existe telle quelle, parce qu'elle ne peut
pas se dire. Lire un poéme et lire un texte musical sont deux choses différentes.
Les miens sont assez bien écrits, même sans musique, mais ils sont
faits pour être accompagnés d'une mélodie, d'un rythme, etc...
L'Indic : Travailler avec Alan Anderson, guitariste de
Bob Marley, est-ce un rêve devenu réalité ?
Ben Harper : Oui, j'ai rencontré un de mes héros.
II y a sûrement d'autres gens avec lesquels j'aimerais travailler mais je
laisse les choses se faire. La collaboration avec d'autres musiciens que ceux du
groupe, ce n'est pas un truc qui me vient. J'ai tellement de musiques en moi, que
j'ai d'abord envie de les exprimer avant de m'aventurer ailleurs. On me demande
tout le temps de faire des tas de choses. Ce n'est pas que ça ne m'intéresse
pas, c'est juste que j'ai énormément de choses à dire avant
d'en arriver Ià. J'ai écrit pas mal de morceaux que je n'ai pas forcément
l'intention de chanter moi-même. C'est Plunier qui m'a encouragé à
chanter "Widow of a living Man" que j'avais écrit pour une femme.
Tous les morceaux ne sont pas forcément autobiographiques mais ça
ne veut pas dire qu'ils ne sont pas sincères. J'écris souvent des morceaux
dans lesquels j'amène d'autres perspectives. "Widow of a living Man"
peut être perçu du point de vue de la femme, de l'homme mais aussi
de l'enfant qui parlerait à sa mère.
L'Indic : Aucune chanson de cet album n'est dédiée
à ton jeune fils ?
Ben Harper : Toutes les chansons sont dédiées
à mon fils, mais il n`y en a pas une en particulier qui porte son nom. Je
n'ai pas planifié l'écriture d'une chanson pour lui. II est né
pendant la fin de l'enregistrement d'un des derniers morceaux. Peut-être est-ce
l'instrumental qui lui est dédié. Qui sait ? II y a des choses qui
se disent mieux sans paroles. Les sentiments de joie et d'amour sont permanents
dans mon coeur. Ils s'inscrivent dans ma musique mais je ne peux pas vraiment dire
comment. C'est comme parler de la dévotion, il n'y a rien à en dire,
il faut juste y croire. le joue de la musique pour me donner de l'espoir. Si
éventuellement,
je peux l'étendre et en donner aussi aux autres, ce serait un privilège.
L'Indic : Qu'as-tu envie de transmettre en priorité
à ton fils?
Ben Harper : C'est un sujet bien plus vaste qu'une simple
réponse à une interview. Une réponse qui ne peut tenir sur
une seule cassette. Le seul exemple que je peux donner sur les questions que je me
pose à son sujet, c'est celui du zoo. Ma femme et moi n'avons pas l'intention
d'emmener notre fils au zoo. C'est un endroit vraiment déprimant. Mais il
fera sûrement des voyages avec l'école, et il finira par y aller. Tu
ne peux empêcher cela, tu ne peux pas le tenir éloigné du monde.
S'il y avait un zoo naturel au milieu de la forêt où nous pourrions
aller, s'il existait un endroit plus humain pour apprendre à connaître
les animaux, ce serait bien mieux. Mais comme cet endroit n'existe pas, que faire
s'il veut aller au zoo ? Ma femme et moi avons
conclu que l'on ne pourrait pas l'empêcher
d'y aller parce qu'on n'aime pas cet endroit.
L'Indic : Pourquoi avoir illustré ton album de photos
d'animaux morts ?
Ben Harper : Aux gens de trouver la signification de ces
images. Si tu réfléchis sur les paroles de mes chansons, tout devient
alors très clair et tu devines ce que je veux dire. Je ne veux pas donner
de sens précis, et empêcher les gens de réfléchir. Je
n'ai pas à donner davantage de détails pour que les gens comprennent
ce que j'ai voulu dire. Peut-être d'ailleurs que le sens évolue encore
pour moi.
L'Indic : II semble que J.P. Plunier, crédité
depuis "Welcome to the cruel world" (1992), soit bien plus qu'un manager-producteur-photographe.
Ben Harper : Bien plus. Sur le dernier album, il a collaboré
à l'écriture de "Mama's tripping", il fait les arrangements
des morceaux, réalise les vidéos, fait les photos. On travaille de
manière très proche. Je crois que l'on peut entendre ma relation avec
J.P. dans ma musique. A un moment ou à un autre, on l'entend intervenir sur
le son. Je travaille tout le temps, j'écris tous les jours. Et ensuite, quand
il est temps d'enregistrer, je lui joue les morceaux à la guitare et on essaie
de se mettre d'accord et de choisir les meilleures chansons. On essaie différentes
idees : avec deux chansons on en écrit une, avec un quatuor à cordes,
tel genre de basse et tel genre d'amplis etc... On a la même sensibilité
et les mêmes aspirations : faire de la musique quelque chose de magique. II
me connaît depuis que j'ai 8 ans et il connaît ma mére, ma grand-mère,
mon père, mon arriére-grand-mère, mes fréres. C'est
comme ça qu'on a commencé à collaborer tous les deux et qu'on
a décidé de continuer. Je le laisse créer dans tous les domaines,
artistiques, graphiques. Mais ce n'est pas vraiment un duo. Avec ou sans lui, je
ferais quand même de la musique chez moi tout seul. II m'a sorti et présenté
au monde. On a rarement des disputes musicales, et je lui fais entièrement
confiance en tant que producteur. Producteur, ça ne veut pas dire qu'il met
de l'argent mais il est un peu comme un réalisateur. II fait les arrangements
et il choisit comment les morceaux se développent.
Copyright © L'Indic 1997